Des masques en temps de peste

Cet article est tiré de mon mémoire rédigé pour le Diplôme Universitaire d’Histoire de la Médecine (Faculté de Médecine et Maïeutique de Lille), validé en 2020-2021.

Costume d’un médecin de peste (Marseille, XVIIIème siècle)

Épidémie : le mot semblait ne plus concerner que des chercheurs, des historiens ou des journalistes en mal de titre accrocheur, jusqu’à l’émergence en Orient d’un virus couronné, qui règne en despote depuis dix-huit mois sur l’ensemble du monde. Notre époque redécouvre d’anciennes pratiques: masques, quarantaines, aération des locaux. Nos mesures de protection, qualifiées de gestes barrières, ne sont pas sans rappeler les usages passés, particulièrement ceux en vigueur durant les épidémies de peste en Europe, entre le XIIIème et le XVIIIème siècle.

Resurgissant de siècle en siècle, meurtrière, mystérieuse , la peste a donné lieu à une iconographie, des descriptions et une littérature abondantes. Dans une première partie, nous verrons à quelles causes on la rattachait, ensuite, les moyens pris pour tenter de limiter sa diffusion, et enfin combien certains moyens sont restés d’actualité.

I- Des causes : colère de Dieu et air méphitique

Il est nécessaire de se souvenir que si la nature infectieuse du mal était reconnue, au moins depuis l’épidémie de 1347 à 1351, le mode de transmission n’a pas été élucidé avant la toute fin du XIXème1. Fracastor (1478-1553), cité par Antonin Proust2, admet trois modes de transmission :

le premier consiste dans la communication de la maladie par le seul contact des pestiférés ; le second résulte de l’action des semences de peste conservées dans des hardes, des vêtements, des bois, etc. ; enfin le troisième a lieu par l’intermédiaire de l’air. [23]

Au cours du XVIIIème, le mode de transmission n’est toujours pas élucidé, comme le montre l’article Peste de l’Encyclopédie3 :

Causes. Ce point est des plus difficile à traiter : tous les auteurs ont écrit sur cette matiere, mais nous n’avons rien de certain sur cet article. On a donné un nombre infini de conjectures .[1]

Quelle que soit l’expression clinique de la maladie, c’est cette théorie qui prévaut : la peste est associée à une influence néfaste des astres, un châtiment divin, et elle est en lien avec un déséquilibre des humeurs associé à un air malsain.

I-1 Châtiment divin4

Voici l’opinion du doyen du collège des médecins d’Amiens, lors d’une épidémie en 1668 :

Un bon nombre de philosophes et de célèbres médecins ont travaillé depuis plusieurs siècles a la recherche et a la cognoissance de la nature de la Peste ; mais inutillement & en vain puis qu’à la fin ils ont esté tous contraints d’avoüer qu’il y avoit quelque chose de Divin dans cette maladie [2]

Son confrère David Jouysse partage son analyse (1668):

Quand ce mal commence à nous avoisiner, il faut croire que c’est un signe de l’ire de Dieu provoqué par nos prévarications.[3]

À la même époque, les épidémies de Lorraine sont attribuées à

l’invasion des anabaptistes de la Souabe, de la Thuringe et de la Franconie [4]

Ainsi, si la cause est divine, les conséquences, et la mortalité, le sont également : personne ne saurait être tenu pour responsable d’un phénomène qui manifeste la volonté de Dieu :

Plusieurs attribuent la cause de ces maladies aux influences des Astres, au lieu de la chercher dans le mélange, & le mouvement différent des principes pour y remédier plus facilement, car tandis qu’on ne s’arrête qu’aux causes occultes et inconnues on ne peut guères trouver de secours qui réussissent dans le traitement des maux.[19]

I-2 Air et impressions malignes

En 1620, Jean de Lamperiere (1573-1651), médecin à Rouen affirme :

L’air donc entre les causes élémentaires est la première & la plus sensible de la peste, qui recevant les impressions malignes d’en haut nous les communique, par celuy que nous respirons.[5]

Et le médecin anglais J.Howard , en 1801, assène une précision étonnante :

Le degré d’infection dans l’air qui environne le malade dépend plus ou moins de la malignité de la maladie et d’autres circonstances. L’air qui entoure les pauvres est plus contagieux que celui qui entoure les riches [6]

I-3 Hardes et marchandises infectes

En 1721, le docteur Pestalozzi est catégorique :

Elle n’est faisable cette communication que par trois moiens. 1. par l’air, 2. Par la fréquentation des creatures vivantes. 3. par le transport des effets, hardes ou marchandises infectes .[11]

Aujourd’hui, bien sûr, il nous est facile de comprendre ce mode de contagion, via les rats porteurs de puces, puisque l’équipage avait été touché durant le voyage . Mais au XVIIIème siècle, l’hypothèse n’était pas envisagée.

II Noli me tangere : éloigner, protéger, purifier

La crainte de contamination est grande, et les mesures de protection les plus évidentes consistent à garder une distance aussi importante que possible avec les malades, mais aussi à réduire les contacts sociaux : une mesure qui ne date pas du SARS Cov2.

En 1636 par exemple, les échevins amiénois enjoignent un père capucin de ne visiter que les mourants, car

« nous avons des maisons qui ne se tiennent pestiférées qu’à cause que vous y estes entré » . [10]

Les mesures de maintien à distance d’une part5, le port de vêtements de protection d’autre part se généralisent, associées à l’usage de divers accessoires destinés être portés devant le nez.

II-1 Mesures d’éloignement

Réduire les contacts : la mesure fut toujours préconisée. Par exemple durant l’épidémie de peste à Marseille en 1720 :

‘ Il fallait avant tout obtenir l’isolement des individus : aussi toutes les occasions de réunion, foires, marchés, fêtes et festins, danses, mariages, même ventes à l’encan et jusqu’aux enterrements sont-elles défendues.’ [9]

II-1-1 Quarantaines, loges et lazarets

Au XVIème siècle, une ville touchée par la peste était mise en quarantaine, comme Volterra ou Pavie en Italie, toutes communications interrompues, au point de manquer de vivres et d’ajouter une disette à la maladie [13].

En Lorraine, au XVIIème siècle, l’isolement des malades est drastique :

La municipalité prit au plus vite des mesures et décida la construction de loges (…). Ces loges n’avaient ni portes, ni fenêtres, on y plaçait les malades sur la paille, et, quand on leur portait des vivres, on leur tendait au bout d’une perche.’ [4]

Les marchandises transportées par voie de mer étaient, comme les équipages , soumises à quarantaine : c’est le cas à Marseille, en 1720, port florissant, exempt de peste depuis soixante-dix ans, lorsque le Grand Saint-Antoine, retour de Smyrne, se présente. Il est mis en quarantaine, l’équipage transféré au lazaret [7]. Le capitaine étant muni d’une patente nette6, la quarantaine des marchandises est écourtée. Pendant ce temps, la peste se déclare au lazaret, puis atteint la ville : c’est le début d’une épidémie qui ravage Marseille et la Provence. [8] Les quarantaines prévues étaient bien souvent écourtées, à la faveur d’accommodements ou de passe-droits : les exigences économiques eurent parfois raison des précautions sanitaires.

Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720, 1721, huile sur toile, 317 x 440 cm MARSEILLE, MUSÉE DES BEAUX-ARTS. ©VILLE DE MARSEILLE/RMN-GP

Les premiers lazarets furent établis à Venise et Gênes au XVème siècle, avant de s’implanter dans toute l’Europe. Passagers et marchandises de bateaux suspects (ou contaminés à y étaient placés en quarantaine, tandis que le navire mouillait dans un port spécialement affecté [7].

Le premier lazaret a été fondé dans la lagune de Venise , en 1423, sur l’îlot Santa Maria de Nazareth. C’est la déformation de ce Nazareth qui a donné le terme de lazaret: pas de lien direct avec saint Lazare (qui n’est pas le patron des pestiférés mais celui des lépreux). Ces établissements ont perduré jusqu’au début du XXème siècle: Achille-Adrien Proust en dénombre onze en France, tous sur le littoral en 1902 [

II-1-2 Mox, longe, tarde

S’il est bien une recommandation qui marqué durablement les esprits7, c’est celle-ci :

Le plus grand remède de tous, c’est de fuir bien loin & revenir bien tard.[3]

De même, dans une épître à son altesse royale Monseigneur Leopold I. duc de Lorraine et de Bar :

Haec tria tabificam pellunt adverbia Pestem

Mox, Longe, Tarde, cede ,recede, redi

(Pour fuir de la Peste le dard,

Parts tost, va loin & reviens tard) [11]

Le docteur Deligny relate les mesures d’isolement prises par les autorités au cours de l’épidémie qui a sévi en Lorraine au cours du XVIIème siècle :

Le 28 novembre 1610, le duc Henri II publia un édit par lequel il défend, sous peine de vie, de se rendre dans les lieux où le mal s’était déclaré, soit en Lorraine, soit ailleurs et dans les places fortes où l’on craignait que « le germe de la peste existât » [4]

Il précise aussi les conditions des visites aux malades.

Les médecins ne pouvaient visiter les pestiférés qu’accompagnés d’un préposé de l’autorité portant un bâton blanc, qui avait ordre de les empêcher de communiquer avec qui que ce fût. Il était aussi ordonné aux médecins de ne toucher qu’aux pestiférés et de consulter à distance, et sans les approcher, les autres malades. [4]

Il détaille ensuite comment éloigner des malades ceux qui devaient les côtoyer :

les médecins, les confesseurs, allaient voir les malades avec un flambeau de poix et de fleur de soufre à la main, et il faillait avoir soin de tenir ce flambeau entre soi et le malade’ (ibid.)

II-1-3 Retirez-vous bonnes gens, voici la mort qui passe

Lors de l’épidémie de 1720 à Marseille, le docteur Pestalozzi donne des conseils aux personnes qui visitent les malades :

Deux attentions tres-utiles, quand on est pres des personnes infectées, ou soupçonnées, l’une est de prendre toujours le vent sur elle, & l’autre est de cracher souvent pour ne point avaller l’infection (…). [11]

L’organisation des convois funèbres obéit aux mêmes préoccupations :

Alors on se mettait en route aux reflets vacillants de deux torches de résine portées par les sergents. Retirez-vous, bonnes gens, voici la mort qui passe ! (…) [12]

II-2 Protéger : masques, casaques et rochets

Dans ces périodes d’épidémies, les professionnels de santé sont toujours considérablement sollicités. En 1531, un corps de Prévôts de la santé

(…)aidés d’un certain nombre d’archers, devaient s’enquérir des maisons infectées, séparer promptement les malades d’avec les personnes saines, veiller à l’exécution des règlements sanitaires.[14]

Les municipalités les plus affectées s’attachaient directement les services de médecins ou de chirurgiens, qui ne se consacraient qu’aux malades de la peste et avaient par contrat obligation de les visiter tous, riches et pauvres. Les candidats étaient souvent de jeunes médecins qui espéraient s’établir, ou des praticiens peu réputés, les plus expérimentés (et aussi les plus prospères) avaient souvent choisi de s’éloigner de la ville infectée, appliquant le « pars vite et reviens tard » [13] .

II-2-1 Des masques à bec d’oiseau8

Visiter les malades est un métier à haut risque :

Il reste encore quelques précautions à indiquer à ceux que leur état oblige de voir les malades. Je les renfermerai dans deux préceptes : le premier de ne point avaler leur salive pendant qu’ils sont auprès des malades ; ils doivent au contraire avoir grand soin de la rejeter ; l’autre, de n’inspirer de l’air que le moins qu’ils pourront auprès de leurs lits. [6]

À partir du XVIIème siècle, certains médecins portaient un costume bien caractéristique avec un masque à bec d’oiseau.Si ce masque sinistre est tant resté dans notre imaginaire collectif, c’est aussi qu’il a été porté pendant les carnavals, et notamment celui de Venise. C’est le jour de Mardi gras, que sortent ces masques inquiétants , annonciateurs de la fin de la fête et du début du Carême.

Il s’est popularisé à la fin du XVIIème siècle et au XVIIIème siècle, décrit dans plusieurs ouvrages, porté d’abord en Italie (Naples et Venise) avant d’être adopté en France.

Lors de la terrible épidémie marseillaise (probablement 50 000 décès sur les 100 000 habitants que comptaient la ville, plus de 120 000 morts en Provence)[7] , il est probable que certains « médecins de peste » aient porté cette tenue . Voici ce qu’en dit Achille Chéreau (1817-1885) en 1873[14] :

À cette occasion, nous rappellerons que dans la peste qui ravagea Marseille en 1720, on prit une mesure encore plus extravagante. Nous donnons ici le fac-simile d’une curieuse gravure du temps représentant le costume que portaient les médecins chargés de soigner les pestiférés : robe en maroquin9 du levant, parce que cette étoffe, par son odeur et son poil, est la plus capable de résister au venin pestilentiel ; la tête est complètement fourrée dans un capuchon fait du même maroquin ; ce capuchon est percé, au niveau des yeux, d’ouvertures pour permettre la vue, mais ces ouvertures sont soigneusement bouchées par un cristal. Le nez, en forme de bec, était rempli de parfums et de matières balsamiques. [5]

Ce fameux costume a été inventé par Charles de l’Orme en 1630, il semble avoir été porté par les médecins visitant les malades dans les lazarets. La partie saillante du masque, le bec, est garni de plantes aromatiques et de substances supposées préserver de la peste, comme nous le verrons plus loin.

Dans la gravure de Fürst, le médecin de peste porte le bâton de Saint-Roch10 (blanc ou rouge selon les régions), qui permet d’une part de tenir à distance les passants et d’autre part d’examiner les malades sans les toucher directement. Cette canne est surmontée ici d’un sablier, symbole de l’inéluctable issue de la vie.

II-2-2 Des casaques et des rochets

Il est peu probable, au vu des estampes, gravures, tableaux, témoignages qui nous sont parvenus, que cette tenue ait été généralisée. La tenue la plus commune destinée à la protection des médecins, des officiers de santé ou de tous ceux qui devaient côtoyer les malades, était plus simple.

(…) on ne tardait pas à voir passer les sergents de la santé avec leur longue robe bleue, marquée d’une croix blanche, les médecins, chirurgiens ou apothicaires du danger aux costumes rouge, perse ou violet, les religieux de la Mort et le charretier de l’Hôtel-Dieu conduisant son affreux tombereau peint en noir et blanc, en compagnie d’un prêtre pour recueillir les cadavres. [12]

En 1620, avant donc l’invention des masques à bec, Jean de Lamperière détaille une chemise préservative pour ceux qui visitent les malades :

J’ai veu pratiquer & avec une grande raison à l’hôtel-Dieu de Paris, & ailleurs, en beaucoup d’endroits : ce qui se fait mesmes par toutes les provinces estrangeres, que ceux qui assistent et servent les malades de peste, comme ils entrent en leur exercice, vestent par dessus leurs accoustremens ordinaires, une certaine forme d’habit, comme une chemise ou tunique froncée, en façon de rochet11, trempée et poistrie dedans de certaines liqueurs preservatives, qui empêche que le mauvais air entre en leurs autres vestemens. Ils font dissoudre les sucs ou liqueurs avec de la cire fondue, & puis jettent la toile, ou l’estofe de laquelle on les désire faire dedans, en les remuant souvent, tant qu’elle en ait bue tout ce qu’elle peut, & puis la font sécher, & tailler comme ils veulent pour s’en servir [5].

Cette tenue aussi contraignante qu’elle dût être, avait probablement la grande vertu de limiter le risque de piqûre par les puces des rats : le mode de transmission n’était pas connu, mais la protection néanmoins présente.

Cependant, utilisée lors de la grande peste de Marseille de 1720, cette casaque n’a pas montré d’efficacité . La mortalité est effroyable, le transport des défunts devient une préoccupation majeure, tant il est difficile de recruter des Corbeaux (c’est-à-dire les personnes chargées du transport des corps) :

On fit faire une plus grande quantité de Chariots, mais on manqua bientôt de Corbeaux, car le mal les prenant au premier pestiféré qu’ils touchaient, les mettait hors d’état de travailler ; on avoit beau leur donner des crocs à longs manches, des casaques de toile cirée, & des parfums, tout cela étoit inutile, ils étoient infectez à la seule approche des cadavres, & ne résistoient pas deux heures à ce périlleux exercice [15]

Un mois plus tard, des forçats sont enrôlés et ainsi équipés , d’un appareil qui évoque un masque protecteur :

Cependant, le chevalier Rose (…) ayant reçu les cent forçats que M. de Langeron lui avoit promis, les conduisit sur l’Esplanade, où après leur avoir fait mettre à chacun un mouchoir imbibé de vinaigre Impérial autour de la tête, qui leur bouchoit le nez, & les avoir disposez de manière à mettre tous la main à l’œuvre dans le même moment, sans se nuire les uns aux autres ni faire de confusion [ibid.]

Nicolas André Monsiau (1754-1837) « Le Dévouement de Monseigneur de Belsunce durant la Peste de 1720 à
Marseille », huile sur toile, Musée du Louvre, Paris.

III- Purifier : l’air et le feu

Étant communément admis que la transmission de la peste se faisait par l’air, plusieurs types de remèdes étaient proposés : feux et fumigations, compositions à garder sur le corps, ou près du nez et de la bouche afin de les respirer le plus souvent possible.

III-1 Feux, fumigations et courants d’air

Assainir l’air chargé de miasmes : les recommandations perdurent de siècle en siècle, et dès l’Antiquité, comme le rappelle F. Boussenard en 1802:

Conséquemment, il est nécessaire de purifier l’air, soit en allumant de grands feux, comme le fit Hippocrate à Athènes, soit en établissant des courants des vents du Nord et s’opposant à ceux du midi, selon l’exemple de Varron, qui retira les plus grands succès de cette pratique. [20]

La même consigne est donnée en 1348  (Gentilis Fulginatis, medeci illustris,

« assaini l’air à l’aide de matières odoriférantes capables de lutter contre la putréfaction, telles que des fumigations qui dessèchent l’air et absorbent l’humidité malsaine, et nous insisterions, autant que possible sur les moyens d’absorber ainsi les matières vénéneuses, en allumant dans toutes les maisons des feux qui produisent de grandes flammes. [16]

De même, le doyen du college des médecins amiénois insiste :

‘Mais sur tout il faut avoir un grand soing de corriger l’air que nous respirons continuellement, car tel qu’il est, tels sont les esprits & pour l’ordinaire cette basse région de l’air qui nous environne, est toujours meslée de vapeurs & exhalaisons qui s’eslèvent des corps inférieurs. c’est pourquoy il faut tâcher de se loger dans un lieu ou l’air soit plus pur & libre & exposé aux vents froids et secs, mesme il le faut rendre suave & odorant si l’on peut (car toute puanteur qui procede de corruption n’y vaut rien quoy qu’en disent quelques autheurs) & pour ce subjet il est bon de brusler chez soy du bois de genevre, pin, sapin, laurier, cypres, romarin & semblables, ou les herbes seches de lavende, melisse, marjoline, menthe, calament basilicque, antes, thin, serpolet & semblables auxquels on pourra adjouster de l’encens du , storax , & du benjoin, pour ceux qui ayment tels odeurs, & pour faire parfum on les arrousera d’eau de vie, d’eau de rose & vinaigre rosat y adjoutant de la terebenthine, de l’huile d’aspic et de l’aurier. [2]

L’historien Albéric de Calonne expose la manière de procéder à l’airiment d’une maison durant la même épidémie. Le texte fait état d’un mélange étonnant :

soulphre, résine, encens et poudre à canon de chacun une livre, alun deux livres, arsenic demy once, stibium ou antimoine cru demy-livre ; soit le tout concassé et mis en poudre pour le tout estre jetté sur un fagot, quelques bottes de foin ou paille arrousé au préalable d’un lot d’eau-de-vie et autant de vinaigre. Estre mis le feu pour porter la vapeur desd. drogues. Ce que dessus pour deux chambres. » Augmenter ou diminuer suivant la grandeur des lieux.[24]

III-2 Parfums et compositions à porter sur soi

S’il ne s’agit pas à proprement parler de masques, au sens où on l’entend aujourd’hui, on trouve déjà la notion de protection des voies respiratoires.

III-2-1 Des simples et des substances d’alchimistes

Les becs des masques de médecins sont garnis de substances aromatiques, les recettes de parfums, sachets, fumigations sont innombrables. Les composés sont variés, issus du monde végétal ou minéral, mais aussi animal : on trouve du sang humain séché, des fragments de vipère et de crapauds [9], de l’ambre gris [5] [2] [17], du musc [2] .

Les remèdes issus du monde végétal sont les plus nombreux : la longue histoire de l’usage des plantes médicinales, et les traditions , les légendes qui s’y rattachent leur donnent une aura d’efficacité voire un effet quasi magique.

Certaines plantes ont une action antiseptique, hélas sans pouvoir lutter contre la peste, comme les clous de girofle, la cannelle, la muscade, le romarin, le genièvre, l’aspic (une lavande). Térébenthine et camphre sont en bonne place, pour leur action désodorisante probablement. On trouve aussi des plantes dont l’activité assainissante est moins évidente à nos yeux , comme l’angélique, ou le bois de cyprès (recommandé pour la fabrication de petites boîtes destinées à recevoir les remèdes à respirer). Faut-il plutôt y voir un lien avec le sacré ? l’angélique (Angelica archangelica, nommée herbe aux anges ou racine du Saint-Esprit) exerçait aussi une activité protectrice, le cyprès, Cupressus sempervirens, symboliquement attaché à la mort, mais aussi à la vie éternelle. Dans cette veine, les auteurs recommandent la myrrhe[5],le spicnard, le bois de santal,et le benjoin [2],[17], parfums précieux cités dans la Bible.

Les remèdes minéraux nous semblent maintenant bien étonnants : arsenic [5], mercure [11], [18], pétrole [17]. L’arsenic, réalgar ou orpiment, comme le vif-argent (mercure), sont des substances d’alchimistes, est-ce là une des raisons de leur présence dans ces préservatifs de peste ? Peut-on aussi y voir une analogie avec le Mercure latin, messager des dieux ?

Le docteur Lamperière conseille ainsi un sparadrap, qui évoque un masque de protection  pour ceux qui ont à converser avec les pestez

S’ils veulent se servir des parfums décrits en la première partie, ils le feront commodément, au moins il faut qu’ils parfument leur linge, & habits, & surtout n’oublieront le sparadrap, ou mouchoir ciré, approchant des malades, qui les deffendra de leur expiration. Il faut aussi se frotter le dedans des narines, les lèvres , & les temples, avec huile de camfre, baume du Perou, & extrait de galbanŭ12, meslez ensemble : tenir en la bouche un morceau de contrahierue13, ou bien une ballotte de myrrhe poistrie avec essence de cloud & extraction d’ambre gris.[5]

III-2-2 Des « compositions à porter sur soi »

Nombreux sont les ouvrages qui les préconisent.

En 1617, à Douay, Louis du Gardin cite plusieurs remèdes14 ,

vous porterez dans vos gans un mouchoir, mouillé du mesme vinaigre ; ou une esponge pareillement mouillée, laquelle vous pourrez mettre dans une boitelette trouée pour souvent la flairer, ou quelque citron lardé de gyroufles, ou quelque pomme de senteur camfrée.

un petit coussiné pendu au col, lequel soit emply de pouldre de gyroufles, de saffran, de pouldre de violettes, de racine de lionne, de poudre de racine d’angélique, & de camfre, est en recommandation.

Quelques uns emplissent lesdits coussinez d’arsenic , pour contrequarrer le mauvais air, qui affailleroit le cœur.

Autres approuvent farcire les mesmes coussinez, d’une once de terebinthine de Venise, demie once de vif argent, & quelque peu de poudre de cloux de gyroufles ou pouldre de violettes, bien broyez ensemble. [18]

En 1668, un advis familier et salutaire au peuple d’Amiens propose des compositions similaires [2], avec des détails supplémentaires :

les pauvres se contenteront de lavande, marjolaine, melisse, romarin, bois de laurier & de genevre, avec quelques peu d’iris de Florance, de benjoin, de storax, d’ecorce de citron et sassaphras, (…) et desdits aromates l’on peut faire aussi des pommes de senteur que l’on tient à la main & que l’on porte souvent au nez lors que l’on passe dans quelque rue infectée, ou bien l’on peut porter une boëtte avec esponge ou cotton qui seront imbuez d’eau de vie ou de fort vinaigre dans lesquels les susdits aromates auront infusé l’espace de 24 heures ou bien l ‘on peut porter une orange ou un citrin lardez de canelle & cloux de girofle. [2]

La même année, David Jouysse :

Il sera bon de faire cuire en fort vinaigre de la ruë, sauge , romarin, racine d’angélique, enule, adjoustant sur six onces de cette décoction une once de bon esprit de vin, avec quelque quantité de sel, & de cela abrever une pièce d’écarlate pour mettre sur le cœur, comme d’en imbiber une éponge fine, & la porter en boëtte ronde percée pour la sentir. [3]

Notons dans ces remèdes la précision apportée tant à la composition elle-même qu’à la manière de les utiliser, et les adaptations en fonction de la fortune des patients. On ne peut aujourd’hui juger de l’efficacité de ces mélanges, seule la mortalité, effroyable, laisse mesurer l’impuissance face au fléau.

En 1691, le sieur Desse, Irlandois, Docteur en médecine & medecin de l’hôpital royal de Luxembourg, est convaincu de l’intérêt des topiques

Bien des gens méprisent encore les Topiques, les remèdes suspendus au col, ou portez en d’autres parties : cependant il est d’expérience que ces secours ne sont pas toujours inutiles ; comme l’ont remarqué avant moi des auteurs d’un très grand mérite.

A mon égard, je suis témoin que les remèdes ainsi suspendus ou appliquez extérieurement, ont eu beaucoup de succes. Une demie once de Camphre & une dragme de noix muscade penduës au col, ont préservé plusieurs personnes en tems de peste, engendrée par la coagulation des humeurs.[19]

Il donne également une formule de liniment, à la fois préventif et curatif :

Le liniment fait avec une once d’huile de Romarin, d’Ambre & de Térébenthine de chacun égale partie, appliqué aux aisnes, sous les aisselles & derrière les oreilles ont aussi eu de merveilleux effets de ma connaissance en de pareilles occasions (…). On peut en donner en tems de peste une vingtaine de gouttes , ou comme un préservatif de la maladie, ou comme un remède, quand on en est attaqué. Une éponge trempée dans ces liqueurs, & approchée souvent du nez, n’est pas d’un petit secours dans ces occasions fâcheuses. [ibid.]

En 1896, dans son Discours de réception présenté à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, le docteur Boucher rapporte les usages suivants :

Les maîtres de la Faculté sont d’avis qu’il est bon de porter à la main , pour en respirer fréquemment le parfum, une boulette d’argent, d’ivoire ou de bois de cyprès dans laquelle on mettra un morceau d’éponge trempée dans de l’eau de naphte ou de roses additionnée de quelques gouttes d’essence d’anis.

(…) quelques uns portaient un sachet d’arsenic sur la région du cœur pour préserver cet organe que l’on pensait le premier atteint ; d’autres employaient le vif-argent au même usage.[12]

En 1721, Jean-Adrien Helvetius propose dans Les remèdes contre la peste deux compositions à base de

Citron piqué de clouds de gerofle, ou un petit sachet de toile, remply de parties égales de noix muscades, de clouds de gerofle, de semence de Cumin, de Camphre, & de sel commun, grossierement concasséz ensemble. [16]

Ainsi qu’une huile préservative :

Prenez huile de Therebentine, Huile d’Aspic, Huile de Petrole, Huile de genievre blanche, huile de gerofle de chacune une once : huile de Karabé & de Rhüe, de chacun deux gros ; saffran un gros, Teinture d’Ambre gris, & de Benjoin, tirée avec l’esprit de vin rectifié, demi once .

On doit flairer souvent cette essence pendant le jour ; & pour cet effet on en portera sur soy un petit flacon, ou une petite boëte de coco, ou d’Yvoire trouée, dans laquelle il y ait une petite éponge imbibée de cette essence. [idib.]

Toujours dans le même but de protection et d’assainissement de l’air, en lien avec la peste de Marseille de 1720, Jérôme-Jean Pestalozzi précise d’autres

moyens pour médicamenter l’air, & par le même moyen les corps inanimez, infects, porteurs du germe pestilentiel, soit en détruisant par un correctif l’exhalaison veneneuse, , qu’ils contiennent , & qu’ils renferment dans leurs pores, soit en remplissant ces mêmes pores d’un deffensif qui les empêche de se charger du levain vénéneux. (…) [11]

On trouve ainsi, au fil des recueils de recettes et des chroniques, divers conseils, destinés à protéger de la contagion : la mortalité de la peste n’en a pas été sensiblement abaissée, mais ces remèdes ont-ils néanmoins pu faire montre d’une certaine efficacité ?

Au XIXème siècle, apparaissent des doutes sur ces pratiques :

On s’est épuisé aux recherches sur les moyens pharmaceutiques auxquels on attribuait quelque vertu préservative de la peste. Ainsi, on a vanté le camphre, le vin, le vinaigre, le tabac, la rhüe, la mirrhe, le bois d’aloès, les résines et une infinité de substances que le charlatanisme a inventées pour duper la crédulité et l’ignorance.[20]

IV Conclusion.

La peste a frappé durement les populations, avant que son origine soit connue : devant la mortalité effroyable, la propagation inexorable, les hommes lui ont attribué une cause surnaturelle, le signe d’un châtiment divin, jusqu’aux découvertes d’Alexandre Yersin qui isole le bacille en 1894 et de Paul-Louis Simond qui met en évidence le rôle de la puce du rat en 1898. Les mesures de prévention se perpétuent depuis la première occurrence historique : isolement des malades, avec des quarantaines pour les voyageurs et les marchandises, désinfection des locaux (on parlait plutôt d’assainissement ou de purification), tenues de protection, qui ressemblent à nos sur-blouses, et nos masques à bien des égards, lotions, huiles et liniments à porter sur soi, qui évoquent nos solutions hydro-alcooliques, les recommandations d’aération, de courants d’air auxquelles répondent aujourd’hui les ventilations mécaniques. Ces mesures ont évolué, la médecine a progressé et les structures sanitaires ne sont pas comparables mais le fond reste le même.

Ce bref coup d’œil vers le passé rappelle que la pandémie actuelle, toute proportion gardée, est loin d’être la première que l’humanité ait affrontée . Les rumeurs, les remèdes extraordinaires qui fleurissent, la défiance vis-à-vis des traitements et de la prophylaxie, les redoutables épidémies les ont aussi connus, avec d’autant plus d’acuité que l’impuissance de la science éclatait au grand jour, puisqu’il s’agissait de s’opposer non à un agent pathogène, mais rien moins qu’au bras de Dieu.

V Bibliographie

1 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers 1751-1772 ; Consulté le 3 février 2021 sur le site Édition Numérique Collaborative et CRitique de l’Encyclopédie http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/

2M. Charles Du Crocq. doct. méd., doyen du college des medecins d’Amiens Advis familier et salutaire au peuple d’Amiens. Que chacun doit garder pour se preserver et garantir de la peste qui court à present,1668 , Amiens , Musnier

3 David Jouyse Bref discours de la preservation et cure de la peste, dont la pratique est facile et fidele . 1668 Amiens , Veuve Hubault

4 Dr Deligny Des Epidémies, et en particulier de la grande peste du XVIIe siècle en Lorraine 1891 Nancy , Berger-Levrault.

5 Jean de Lamperiere Traité de la peste, de ses causes et de sa cure. Avec les moyens de s’en preserver et les controverses sur ce sujet. Divisé en 2 parties. 1620 Rouen, David Du Petit Val

6 J. Howard, R. Mead Histoire des principaux lazarets de l’Europe, accompagnée de différens mémoires relatifs à la peste, aux moyens de se préserver de ce fléau destructeur, et aux différens modes de traitement employés pour en arrêter les ravages Suivie d’un traité sur la peste Traduite de l’anglais par Th. P. Bertin ,1801 Paris ,Bertin et Delalain

7 Laget, P.-L. Les lazarets et l’émergence de nouvelles maladies pestilentielles au XIXe et au début du XXe siècle. In Situ. Revue des patrimoines (2002)

8 C. Carrière, M. Courdurié, F. Rebuffat, Marseille ville morte. La peste de 1720, Autres Temps Éditions, 2008 

9 Paul Gaffarel, Mis de Duranty La peste de 1720 à Marseille et en Provence : d’après des documents inédits. 1867 Ed Perrin.

10 M.L. Goudaillier La peste à Amiens en 1636 Une gravure de Blasset : Le père Michel-Ange capucin Lecture faite à la séance du 10 juillet 1900 par Membre non-résidant. Amiens, Imprimerie Yvert et Tellier 1901

11 Pestalozzi, Jérôme-Jean Avis de précaution contre la maladie contagieuse de Marseille, qui contient une idée complette de la peste et de ses accidens 1721 Lyon : Les frères Bruyset

12 M. le Dr L. Boucher La Peste à Rouen au XVIe et au XVIIe siècle, Discours de réception présenté à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, le 1er mai 1896 1897 Rouen , impr. de L. Gy,

13 Cipolla, Carlo M. . The Medieval City. In Miskimin, Harry A. A Plague Doctor. (1977) Yale University Press.

14 Dr Achille Chereau Les ordonnances faictes et publiées à son de trompe par les carrefours de ceste ville de Paris pour éviter le dangier de peste 1531, précédées d’une Etude sur les épidémies parisiennes 1873 Paris : L. Willem,

15 Martin, Arnoul Histoire de la dernière peste de Marseille, Aix, Arles et Toulon. Avec plusieurs avantures arrivées pendant la contagion 1732 (Paris : P. Du Mesnil)

16A.PhilippHistoire de la peste noire (1346-1350) Paris 1853

17Helvetius, Jean-Adrien Remèdes contre la peste 1721 Paris , Veuve Le Mercier

18Louis du Gardin La chasse-peste, ou les remedes singuliers et familiers, dont chacnn se pourra servir pour se preserver en temps pestiferé, et se guarir soy-mesme s’il est atteint de la peste 1646 Lille : P. de Rache

19 Sr Desse Traité de la véritable connoissance des fièvres continuës, intermittentes, pourprées, pestilentielles et de la peste. Avec les moyens faciles pour les guérir. 1691 Paris : Robert Pepie

20 F.Boussenard Essai sur la peste an XI 1802 Paris Impr de Feugueray

21 Edmond Huguet Dictionnaire de la langue française du seizième siècle. Librairie M.Didier 1966

22 Proust, Achille-Adrien. Traité d’hygiène. Paris : G. Masson, 1902. 12-1245 p. : ill. 3e édition.

Notes du texte

1Le rôle de la puce du rat dans la transmission de la peste a été mis au jour par Paul-Louis Simond en 1898.

En 1894, lors de la peste de Canton : À Canton & à Hong-Kong l’apparition de la maladie fut précédée par la mort des rats. La superstition des Chinois fit regarder ces animaux comme des messagers du diable et on essaya de les chasser. Ds certains quartiers on compta jusqu’à vingt mille cadavres de rats. (…) Le nombre des rats morts recueillis à Canton, du 17 avril au 18 mai, s’est élevé à près de 40000 [23]

2Le père de l’écrivain

3Dans toutes les citations, j’ai pris le parti de conserver la graphie du texte original.

4Dans la Bible, la peste est un fléau de Dieu : 2 Samuel, 24, 15.

5La « distanciation physique » qui a marqué ces derniers mois n’est pas une invention de notre siècle .

6c’est-à-dire sans risque sanitaire

7En témoigne par exemple le titre d’un roman de Fred Vargas paru en 2001 Pars vite et reviens tard.

8 Gravure de Paul Fürst, 1656 « Doctor Schnabel » se traduit par : docteur Bec

9Le maroquin est une peau de chèvre, de bouc, et par extension de mouton tannée au sumac et à la noix de galle, teinte et souvent grainée (Grand Robert de la langue française)

10Saint-Roch (Montpellier vers 1378, Voghera en 1378) selon l’hagiographie obtint de nombreuses guérisons miraculeuses de la peste.

11Sorte de tunique d’homme ou de femme [20]

Surplis à manches étroites que portent les évêques et certains dignitaires ecclésiastiques. [22] Encore une fois, l’usage d’un vêtement destiné au service de Dieu, serait-il plus efficace qu’une banale casaque ?

12Galbanum Férule gommeuse Ferula gummosa

13Difficile d’identifier cette plante. Un contre-venin, une herbe-aux-serpents : s’agit-il d’une ombellifère, un basilic ou une momordique ? [25]

14Je ne résiste pas au plaisir de citer le premier : ‘soyez toujours egalement joyeux, sans tant penser & s’espouvuanter de cette maladie, sans cholere, & sans autre perturbation, en bon repos de bonne conscience’

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